Poésie Equatorienne du XXe Siècle

 

Jorge Enrique Adoum
Edition Bilingue
Traduction de Nicole Rouan
Editions Patiño, Genève, 1992 

 

 

Alejandro Carrión

(1915-1992) 

Journaliste,  fondateur en 1956 de la revue politique La calle, il a été fonctionnaire de l’Organisation des États Américains.  Il est l’auteur de courts romans : La manzana dañada (1948), La llave perdida (1970), d’un roman : La espina (1959), et d’essais sur Los poetas quiteños de El Ocioso en Faenza  (1957).  Son oeuvre poétique : Luz del nuevo paísaje (1937),  ¡Aquí, España nuestra! (1938), Poesía de la soledad y el deseo (1945), Tiniebla (1947), Agonía del árbol y de la sangre (1948), La noche oscura et Cuaderno de canciones (1954), ¡Nunca! ¡Nunca! (1960),  réunie en deux volumes : Poesía 1932-1957, primera jornada (1961) y Poesía 1957-1984, segunda jornada (1988).

* Oeuvres disponibles dans les universités québécoises et indiquées sur ce site, voir information culturelle: le livre équatorien dans la Province du Québec.

**Œuvres en français: La leçon et La tristesse, in Poésie Équatorienne du XXè siècle, édition bilingue, Éditions Patiño, Genève, 1992

 

 

LEÇON

Il est facile d’apprendre à mourir.

C’est comme apprendre à entrer dans la nuit.

Le jour le sait, la fleur, l’abeille, l’eau claire le savent.

L’enfant le sait

C’est comme apprendre à entrer dans le jour.

L’aube, le vent, la nourrice le savent.

La mousse, le ruisseau, le canard le savent.

C’est comme apprendre à sangloter.

Qui l’ignore ? La colombe sanglote,

sanglotent les pinèdes,

l’eau dans le ravin et le corbeau dans le fourré,

tous le savent, oui, tous le savent:

l’aimée, la première nuit,

l’enfant alors que la peur lui fr6le les cils,

ma mère quand elle prie.

Tous le savent: c’est si facile, si facile!

C’est comme apprendre á chanter.

Le rude forgeron chante, et chante le lys fragile.

Chante la douce soie, chante l’épine cruelle.

Chante la tendre soif qui se berce dans ta bouche.

Tout chante, mon aimée, tout meurt en ce monde.

M’as—tu donné cette leçon? Te l’ai—je donnée un jour?

Est-ce ma mère, qui coud encore des langes blancs, blancs,

pour son fils, et dont la tête se couvre de cheveux blancs qui

sanglotent?

Je l’ignore, m’entends-tu? Je l’ignore.

Ce fut peut-être l’enfant que nous donna notre amour.

Peut-être seulement le vent.

Peut-être personne, personne. Peut-être la nuit obscure.

Peut-être le rêve triste. Peut—être le vent en colère.

Ce fut peut—être elle-même, la dernière nourrice.

Oui, c’est facile, si facile, si simple, oui, si simple.

C’est comme apprendre à entrer dans la nuit.

C’est comme apprendre à entrer dans le jour.

C’est comme apprendre à sangloter.

C’est comme apprendre à chanter.

C’est si facile, si facile, si simple.

Tout le monde le sait:

le capuli2, l’alouette, l’eucalyptus, le peuplier,

la fiancée, la nourrice, le bœuf, la vivandière,

le prêtre, le vent, la brume, l’épicier.

Tous le savent, tous. C’est si facile ! Si facile !

 

 

 

LA TRISTESSE

La tristesse ? Sais—tu ce qu’est la tristesse ?

Une rose á peine ouverte ?

Un soir endeuillé, enveloppé d’une brume ténue?

Une colombe blessée dans le matin languide ?

Une épine? Un souvenir? Une larme timide?

Toi, tu le sais, tu le sais puisque la tristesse habite tes yeux.

Dans tes nuits elle élève son calice de sanglots.

Dans tes bras repose sa tête d’enfant couronné d’épines.

Dans les battements de ton cœur, elle tressaille.

C’est un pain cuit dans l’amertume.

C’est une rose assiégée de sanglots.

C’est une aube qui ne rencontre jamais le jour.

L’onde d’une eau ou l’étoile ne se mire pas.

Elle est partout. Dans tes yeux et dans les yeux du matin.

Dans la corolle du lys et dans le verre de l’abandonné.

Dans la nuit de la sentinelle et dans le chant du bûcheron.

Dans la lumière qui agonise á l’heure glacée du son.

Dans le whisky du marin et le rhum du chauffeur.

Dans le sommeil et l’éveil, dans la soupe et la liqueur.

Sa présence reste en travers de la gorge du monde.

Dans son climat nous vivons, toi, moi, vous.

Dans son lit la femme se désespérer et le man perd le sommeil.

Sur son autel, sacrifient le prêtre et l’ivrogne.

Dans les yeux de ma mère, c’est une hostie récemment consacrée.

Dans ceux de mon père, un cèdre vieux et grave, blessé et abattu.

Dans ceux de ma femme, un lac ou descend le soir.

Dans ceux de mon enfant, une longue cote à gravir.

Et dans mon âme, une nuit qui tremble et se déchaîne.

Tous la connaissent. L’étudiant et la jeune fille.

Le garde—frein et la prostituée. Le bœuf et la grenouille.

La fleur et l’archer. La statue et la brise.

Tous la connaissent et vieillissent á son ombre.

Tous gémissent sous ses tortures et sanglotent dans sa nuit.

Tous lui tendent les mains avec horreur et s’agrippent à son heurtoir.

Tous lui dénient la parole et restent suspendus á ses yeux.

Son regard est une nuit qui se creuse et se creuse encore sans fin.

Sa voix est un hurlement qui s’aiguise et s’aiguise encore jusqu’aux sanglots.

Sa bouche est plaquée à tous les cœurs, absorbant leurs battements.

Ses bras sont plus forts que la montagne, que la mer et la vie.

Sa couleur est celle de la mort: livide et de haut ciel libéré du monde.

Un océan dont les échines agonisantes dansent sas commencement

            et sans fin.

Je te connais, ombre du monde. Je te connais, crépuscule de l’âme.

Je te connais, amertume de la vie. Je t’écoute, sanglot du sang.

Nous sommes amis depuis des années, des siècles, des millénaires.

Tu suis mes pas depuis le commencement, depuis Adam, le triste,

            le désolé.

Dans les nuits de mon lignage, tu fais déborder les râles de l’amour

            comblé.

Tu me tends tes mains noueuses. Tu éclates en brindilles dans mes

            joies.

Tu connais la corolle de mon âme et le goût de mon vin.

Tu es l’unique, o dévoreuse de cœurs ! , qui puisse rendre compte

            de mon âme face à Dieu.

 

 

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